La fraternité Flashcards
Serment du jeu de Paume, Jacques-Louis David
Au départ, la fraternité repose sur une morale d’inspiration chrétienne. Cependant, lors de la Révolution française, c’est une fraternité laïcisée qui l’emporte. En témoigne le tableau du Serment du Jeu de Paume, commandé à Jacques-Louis David pour immortaliser le 20 juin 1789 où les députés jurèrent de ne pas se séparer avant d’avoir une constitution à la France. Le président de l’Assemblée, qui prononce le serment, constitue le point de convergence de la scène, une forêt de bras se tend dans sa direction. Un trio fraternisateur, près d’un siècle après la révocation de l’édit de Nantes, marque la réconciliation des cultes : le paster Rabaut Saint-Etienne, l’abbé Grégoire et l’ancien chartreux dom Gerle.
Pour autant, la fraternité n’est consacrée que tardivement
lors de la Révolution de 1848, que Marcel David qualifiera de « printemps de la fraternité ». Si les trois termes de la devise « Liberté, égalité, fraternité » - formant « les trois marches du perron suprême » selon Victor Hugo (Le Droit et la loi) - ont connu quelques contestations, ils se sont néanmoins enracinés grâce à la pérennité des régimes républicaines. La fraternité est d’une immense portée : abolition de l’esclavage (1848), instauration du suffrage universel masculin (1848), abolition de la peine de mort (1981).
La fraternité est concurrencée par la solidarité
Consacrée à l’article 2 de la constitution du 4 octobre 1958, la fraternité est pourtant concurrencée par la solidarité. D’une part, la fraternité supposant l’existence d’un père, elle peut paraître incompatible avec la démocratie, dans la mesure où les sociétés ont congédié la figure divine, monarchique et paternelle. D’autre part, alors que la fraternité joue sur les similarités, la solidarité présente l’avantage de s’accommoder aux différences sociales et économiques entre les citoyens.
Solidarité, Léon Bourgeois, 1896
Léon Bourgeois définit sa doctrine, le solidarisme, comme une assistance fondée, non sur l’amour du prochain à contrario de la fraternité, mais sur la reconnaissance de la « dette sociale ». Tout être se trouve redevable vis-à-vis de ceux qui l’ont ouvert à l’existence (parent, professeurs, et par extension la société). A la différence de la fraternité, la solidarité est une action volontaire plus qu’un sentiment. À la fois un droit et un devoir, l’Etat peut obliger légalement les individus à contribuer à l’impôt ou à contracter des assurances. D’ailleurs, notre système social, créée par les ordonnances des 4 et 19 octobre 1945, est largement fondé sur le principe de solidarité et mobilise des sommes gigantesques. Pour 2024, le projet de loi de financement de la sécurité sociale fixe le budget à 640 milliards d’euros.
Les tentatives d’application des thèses de Charles Fourier
: (La plus célèbre étant le phalanstère de Guise, ou familistère, fondé dans l’Oise par Jean-Baptiste Godin). En 1847 et 1849, Étienne Cabet et ses disciples, autoproclamés « soldat de la fraternité », partent au Texas et dans l’illinois fonder des « icaries », mais les communautés se déchirent. De retour en France, les « Icariens » relatent les mauvais traitements qu’ils ont subis. De même pour les tentatives d’application des thèses de Charles Fourrier, dont la plus célèbre est le phalanstère de Guise, ou familistère, fondé dans l’Oise par l’industriel et philanthrope Jean-Baptiste Godin. Cet ensemble de logements communautaires présente certes des aspects très positifs : L’hygiène et le confort y règnent, avec l’eau courant. On y trouve des bibliothèques, un théâtre, une école, une crèche. Toutefois, le phalanstère est marqué par un fort contrôle social. Les contrevenants aux règles de propreté sont dénoncés par leurs voisins et écopent d’une sanction publique, exposée sur un tableau aux yeux de tous et qui peut aller jusqu’à l’exclusion. Les régimes du « socialismes réel » ont eux aussi fait faillite, partout ces paradis politiques se sont transformés en enfers carcéraux. De telles expériences ont naturellement dévoyé l’idéal de l’idéal fraternité/solidarité/d’égalité.
Anarchie, État et utopie, 1974, R. Nozick
La faillite de ces régimes du « socialisme réel » est due au sacrifice par les individus de leur liberté. Robert Nozick explique qu’une égalité réelle et totale dans la société ne serait pas durable car une fois la distribution faite équitablement, la liberté des individus renverse immédiatement les configurations distributives.
Le Mirage de la justice sociale, Friedrich Hayek
pousse davantage le raisonnement. Selon lui, même les actions modérées visant à atténuer les inégalités posent problème, car celles qui demeurent deviennent insupportables, entraînant une intervention croissante de l’État et donc une diminution corrélative de la liberté des individus. C’est l’argument de la « pente fatale » qui mène à la servitude. Dans cette perspective, l’Etat Providence apparaît comme le cheval de Troie du totalitarisme. En réalité, les inégalités s’enracinant dans la petite enfance, leur suppression nécessiterait de supprimer l’institution de la famille, comme l’avait proposé Platon dans La République. Or, cela supposerait des violences innombrables et la mise en place d’un régime totalitaire.
De la division du travail social, Émile Durkheim, 1893
explique que la division du travail anomique, typique des sociétés urbaines modernes, est une forme pathologique de la division du travail. Elle est anomique car elle ne produit pas de lien social fondé sur la complémentarité des tâches. Il en résulte que les relations entre les individus ne sont pas réglementés. Cet état provient d’une insuffisance de contact entre eux qui, lorsqu’ils ont des échanges suffisamment fréquents, se régularisent d’eux-mêmes. Or, cette déréglementation de la société se traduit par un accroissement du nombre de suicide. L’anomie conjugale, résultant d’une déréglementation des rapports entre les sexes, en cas de veuvage ou de divorce, est aussi une cause d’augmentation du nombre de suicide.
Le suicide, Émile Durkheim, 1897
Par ailleurs, Émile Durkheim, dans son second ouvrage, distingue trois autres causes de suicide aux côtés du suicide anomique. Le suicide fataliste qui, à contrario du suicide anomique, résulterait d’un excès de réglementation, « celui que commettent les sujets dont l’avenir est impitoyablement muré ». Puis, le suicide altruiste que commettent ceux qui désirent soulager leurs proches. Enfin, le suicide égoïste résultant d’un défaut d’intégration. Autrement dit, lorsque la société n’exerce plus son action régulatrice et ne parvient plus à combler de manière satisfaisante les besoins économiques et moraux de ses membres, le taux de suicide s’accroît. La société n’étant pas assez présente aux individus et l’activité collective leur semblant dépourvue d’objet et de signification, ils n’aperçoivent plus de raison d’être à la vie.
La série télévisée Borgen (2010) crée par Adam Price
illustre ce phénomène. Lors d’un épisode, la première ministre danoise, interprétée par Sidse Babett Knudsen, est confrontée par le chef du gouvernement du Groeland sur leur « tragique record mondial » de suicide. Lorsqu’elle l’interroge sur les causes, il lui relate qu’à partir des années 1980, cette ancienne colonie du royaume du Danemark fut confrontée à une modernisation rapide ainsi qu’à des interférences culturelles sans précédent. En raison de ces perturbations, la société ne parviendrait pas à faire corps, si bien que livrés à eux-mêmes, les individus se suicideraient davantage.
Isolement en France
A cet égard, selon l’observatoire national du suicide (2019), le taux de décès par suicide français reste nettement supérieur à la moyenne de l’Union européenne (13 pour 100 000 habitants contre 10). D’autre part, dans les grandes villes comme les campagnes, les familles sont de plus en plus composées d’individus isolées. En 30 ans, le nombre de célibataire a été multiplié par deux, quant aux familles monoparentales, elles représentent désormais 20% du total des familles.
Les « oiseaux de nuit » (Nightawks) est un tableau réalisé en 1942 par peint par Edward Hopper
Son style se caractérise par deux éléments, d’une part, la place des villes et de l’urbanisme qui deviennent un sujet en soit, et d’autre part, la mélancolie et la sensation de solitude qui se dégage des personnages. Ces deux marqueurs se retrouvent dans les oiseaux de nuit. D’un côté, le bâti de la ville est mis en scène par la vue extérieure et le cadrage horizontale presque cinématographique. Tandis que de l’autre côté de la vitre, on découvre le silence de quatre personnages attablés sous les néons électronique d’un dineur. Cette étrange atmosphère est créée par Hopper afin de saisir avec réalisme la société américaine marquée par son individualisme. Ce tableau illustrerait parfaitement un extrait du roman Les Sœurs Rondoli (1884) dans lequel Guy de Maupassant écrit : « Et on s’aperçoit soudain qu’on est vraiment et toujours et partout seul au monde, mais que les lieux connus, les coudoiements familiers vous donnent seulement l’illusion de la fraternité humaine ».
La crise de l’action collective en est une autre illustration
La solidarité est nécessaire à la mise en œuvre d’actions collectives tournées vers la défense d’intérêts sectoriels ou particuliers. Ainsi, certaines professions font valoir, par le biais d’une action concertée et commune, leurs intérêts afin d’infléchir certaines positions des pouvoirs publics. Force est toutefois de constater que ces mouvements collectifs se sont transformés. Les syndicats connaissent en effet, depuis la 2ème moitié du XXe siècle, une baisse constante de leur nombre d’adhérents réduisant leur force de persuasion à l’égard des pouvoirs publics. Cette baisse peut s’expliquer par la théorie du « free rider » ou « passager clandestin » de Mancur Olson. Ce dernier montre en effet que dans une action collective, un individu rationnel a intérêt en général a laissé les autres agir puisqu’il en tire des gains sans subir de coût. Finalement, tout individu raisonnant de la sorte, l’action collective devient impossible, illustrant le manque de solidarité que propose l’individualisme contemporain. La difficile mobilisation collective l’illustre.
Cependant, certains sujets, suscitant généralement la colère, continuent de mobiliser massivement les français
Par exemple, il y a eu plusieurs cycles de manifestations contre les réformes liées aux retraites en France ces dernières décennies : en 1995, en 2003, en 2010, en 2019/2020 et en 2023. Or, c’est en 2023 que les manifestations se sont déroulées sur le nombre de jours le plus important, avec 13 journées de mobilisation à l’appel des syndicats. C’est également en 2023 que le ministère de l’Intérieur a recensé la plus forte mobilisation sur une journée, avec près de 1,3 million de manifestants le 7 mars. Force est de constater que certains sujets mobilisent encore.
Fracture entre ceux d’en haut et ceux d’en bas
D’une part, les inégalités entre « ceux d’en haut », les riches, et « ceux d’en bas », les classes moyennes et populaires, se sont aggravées. En 2012, 10% des Français les plus aisés accaparaient 28,5% de la richesse nationale. D’après l’Insee, en 2018, 14% des Français vivent sous le seuil de pauvreté (9 millions c/ 8 millions en 2006). 4 millions de personnes sont sans complémentaire de santé et 200 000 sans domicile fixe. Or, ces réalités sont connues et ne suscitent guère l’indignation. Par exemple, toutes les formes de redistribution connaissent une forme de délégitimation. Les plus riches semblent avoir de plus en plus de réticences à contribuer pour les plus pauvres, quitte à s’expatrier pour échapper à l’impôt. Les séparatismes prolifèrent, comme le montre l’école. La mixité sociale dans les écoles y est bien plus faible que dans les autres pays européens. Les parents, soucieux d’offrir les meilleures chances possibles à leurs enfants, fuient le contact des classes sociales immédiatement inférieures à la leur.