Le règne de l'urgence Flashcards
La conception du temps
Dans les sociétés antiques, le temps est conçu de façon cyclique, l’histoire est interprétée comme un perpétuel recommencement. Mieux vaut accepter son destin et changer ses désirs que l’ordre du monde. L’idée de progrès leur est étrangère, notamment parce qu’ils sont persuadés d’être proche de la fin du cycle universel. Le christianisme introduit un temps fléché, orienté vers une fin pourvu d’une signification (apocalypse, avènement du royaume de Dieu). Cependant, l’homme est toujours impuissant sur la marche des évènements. Avec les philosophes de la modernité, une étape supplémentaire est franchie. L’histoire avance toujours vers le mieux, mais cette fois c’est grâce à l’action des hommes, à l’usage de la raison et à la diffusion des connaissances.
Karl Marx
Les importantes transformations sociales, politiques et économiques qui affectent les sociétés occidentales à partir de la fin du 18e siècle sont au cœur de son analyse. Pour lui, soulignant son caractère révolutionnaire, la bourgeoisie ne cesse de transformer le monde pour accroître ses profits. Il croit que l’histoire a un sens et qu’elle doit conduire à l’avènement de la société sans classe. Cependant, aujourd’hui, la transformation du monde se réalise par l’économie capitaliste.
La finalité du temps
Le temps est devenu de plus en plus exploitable. Dans toute la chrétienté, les cloches des églises rythment la vie des fidèles. La finalité du temps devient alors le respect des obligations religieuses. A la fin du Moyen-Âge, l’apparition du capitalisme coïncide avec l’invention de l’horloge mécanique. Dès le 13e siècle, les villes dominées par des corporations marchandes créent des beffrois qui sont tous dotés d’horloge. Ce qui s’accompagne pour les artisans et paysans d’un allongement de la journée de travail. Au 20e siècle, le taylorisme et le fordisme marquent un nouveau tournant dans la conception du temps. L’ouvrier n’est plus rémunéré au nombre d’objets fabriqués mais à l’heure, ce qui est une nouveauté. Aujourd’hui, la mesure du temps est toujours plus fine (montre à quartz, affichage numérique).
Harmut Rosa, sociologue définit la modernité comme un processus d’accélération permanent
en mettant l’accent sur deux évolutions. D’une part, l’accélération des techniques, notamment celles liées aux transports et aux communications. Par exemple, en 1492, Christophe Colomb a mis 10 semaines pour rallier l’Europe et l’Amérique. Par ailleurs, en 1791, l’invention du « télégraphe Chappe », système de communication par sémaphore, a octroyé à Napoléon un véritable avantage technique. Surtout, le rythme de changement des techniques s’accélère lui aussi. Le délai moyen d’application des inventions scientifiques est passé de 30 ans en 1880 à 2 ans aujourd’hui. D’autre part, l’accélération des changements sociaux. Depuis la fin des années 1960, on a assisté successivement à la « fin des paysans », au déclin de la classe ouvrière, de la bourgeoisie oisive, voire des classes moyennes atomisées. La vitesse du changement social devient intergénérationnelle alors qu’elle était intergénérationnelle auparavant.
Aucune sphère d’activité n’échappe à l’impératif de vitesse
(1) Le monde de l’entreprise : est le plus soumis à l’accélération sous deux facteurs conjugués, la mondialisation et internet. La bourse de Shanghai ouvre quand celle de New York ferme. La concurrence est mondiale et permanente.
(2) Le monde de la justice : est aussi victime de l’accélération. Il est possible de citer les procédures de référés devant le juge administratif réformées par la loi du 30 juin 2000. Les référés visent à surmonter ce conflit entre le temps de la justice et le temps de la société.
(3) Le monde politique : est soumis à la pression des médias et à la montée progressive de la démocratie d’opinion. Les hommes politiques doivent sans cesse prouver leur réactivité aux citoyens, se rendre sur les lieux, prendre au plus vite les mesures exigées. Sur le plan institutionnel : la tendance est au raccourcissement des mandats ; au parlement, la procédure d’urgence a été rebaptisé « procédure accéléré » et est presque devenue la norme. Surtout, l’accélération des crises entraîne un recours de plus en plus fréquent à la notion d’ « état d’urgence », comme lors des attaques terroristes de 2015, la crise sanitaire de 2020.
(4) Le monde de la culture : n’est pas épargné. Les formes courtes, comme les chansons, les mangas, les bandes dessinées ou les séries télévisées, sont celles qui semblent avoir le plus de succès. Certaines plateformes proposent de les visionner en accéléré, jusqu’à deux fois le rythme normal.
(5) Le monde de la religion : Les individus peuvent changer de croyances plusieurs fois au cours d’une même vie. Les procès en béatification, qui d’ordinaire durent des siècles, sont menés de plus en plus vite, quelques décennies à peine
Étude, 2018, par les labels Deutsch Grammophon et Deca
sur les enregistrements du concerto pour deux violons en ré mineur de Bach, ont été raccourcis de 1 minute par décennie ces cinquante dernières années.
Nicole Aubert, Le culte de l’urgence. La société malade du temps, 2003
montre quelles pathologies se développent dans un monde où chaque seconde compte : stresse, fatigue, dépression, agressivité, érosion du caractère, voire suicide. Symétriquement, le chômage et l’exclusion sont vécus par ceux qu’ils frappent comme des désynchronisations forcées extrêmement douloureuses. En réaction, se développent la chronobiologie, sophrologie, acupuncture, yoga et autres remèdes.
Harmut Rosa, sociologue
En introduisant de l’ordre et du sens dans les processus, certaines institutions de la première modernité facilitaient l’accélération tout en la modérant, tempérant ainsi la violence destructrice de l’accélération. C’est au premier chef l’État, dont les institutions visent à introduire une certaine durée, dans la mesure où chaque âge de la vie correspondait ou correspond à une institution étatique : enfance (école), jeunesse (service militaire), âge adulte (salariat), vieillesse (retraite). Or, ces institutions sont aujourd’hui en crise.
Zaki Laïdi, Le sacre du présent, 2000
déplore que l’individu contemporain vive d’abord dans l’instant (société court-termistes). Il dénonce l’abandon de toute espérance collective (projet collectif) et de toute croyance au progrès au profit de la gestion prudente du quotidien et des seules satisfactions immédiates. Depuis la chute du mur de Berlin, jamais nos sociétés n’ont été aussi court-termistes. Cependant, le règne de l’urgence est celui de l’émotion. Or, l’émotion, comme la peur peut être manipulée. L’urgence peut apparaître comme un simulacre instrumentalisé par les puissants.
La décélération de nos sociétés peut être un projet politique
(1) Les catastrophes écologiques, industrielles ou techno-scientifiques sont peut-être un appel à une autre temporalité : par exemple, dans une société trop pressée, les bâtiments sont construits à la hâte ou dans des zones dangereuses, ils vieillissent mal ou cèdent à la première intempérie. La thématique du développement durable constitue peut-être une réponse à ce problème.
(2) Les crises économiques sont souvent facteur de décélération. Par exemple, l’avion de ligne Le Concorde, naguère le plus rapide du monde, fut tout d’abord victime du premier choc pétrolier, qui empêcha sa généralisation dans les années 1970, il consommait trop de kérosène puis il cessa d’être exploité à la suite d’un accident spectaculaire survenu à Roissy le 25 juillet 2000.
Les hommes changent ou passent, les institutions restent
Il leur revient de regarantir la stabilité nécessaire à toute société humaine. Lui seul peut engager des investissements de très longue durée, former les individus et créer des infrastructures nécessaires à l’épanouissement des initiatives privées.
Il faut pratique l’otium, ou loisir cultivé
qui s’oppose au négocium, qui comprend les affaires, au sens large, mais aussi les loisirs modernes, souvent calqués sur le travail et proprement harassant. Il s’agit de cultiver son âme par l’étude intellectuelle, pour vivre son existence pleinement, s’intéresser aux choses qui ont réellement de l’importance, à la fois les plus belles et les plus formatrices.
Marcel Proust, A la recherche du temps perdu (1913 – 1927)
Il n’a jamais travaillé, et pourtant il a fait œuvre. Le « temps perdu » est à la fois le temps passé, celui qui ne reviendra plus, et le temps gâché, le narrateur avant multiplié les expériences mondaines avant de trouver sa voie : La littérature. Cette découverte lui apportera la révélation de « la vraie vie ». Le narrateur parvient définitivement à rattraper le temps à la toute fin du roman, c’est alors un véritable triomphe sur la mort, puisqu’il donne un sens à sa vie, mais également parce qu’il se voit promis à l’immortalité littéraire.
Urgence
du latin urgere, qui signifie presser ou pousser.
L’urgence est le caractère de ce qui exige une réaction rapide, ou la nécessité d’agir rapidement.
Standford Fleming, ingénieur ferroviaire
à l’origine du système actuel des fuseaux horaires. Convention de 1884 : Le méridien de Greenwish s’impose.
1972
Chronophage, adjectif apparu dans la langue française.
Adage médiéval
« Le temps n’appartient qu’à Dieu ».
Charles Quint
« Le soleil ne se couche jamais sur mon empire », comme il ne se couche jamais sur l’économie mondialisée.
Benjamin Franklin
Time is money.
Harold Wilson, PM britannique, années 1960
avait coutume de dire « a week is a long time in politics », il ne faut pas désespérer la fortune change vite en politique.
Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1835
« Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche vers les ténèbres », « non seulement la démocratie fait oublier ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui et menace de le renfermer tout entier dans la solitude de son propre cœur ».
Tocqueville anticipe l’hédonisme, l’agitation et le caractère souvent superficiel de nos contemporains.
Gustave Thibon, L’échelle de Jacob, 1942
« L’accélération continue est le propre des chutes plutôt que des ascensions ».
Richelieu
« L’État est le maître des horloges ».
Clémenceau
« Les évènements m’ont appris qu’il faut laisser au peuple le temps de la réflexion ».
