Première dissertation Flashcards
la douleur est inévitable dans la vie
La souffrance n’est pas quelque chose d’exceptionnel mais une donnée
intrinsèque à la vie elle-même. Un des premiers poèmes du livre IV des Contemplations (IV, II)
décrit la peine qu’éprouve le père de famille à voir sa fille partir pour un autre foyer. Si ce départ
provoque, on l’imagine, la joie de la jeune mariée qui va accroître sa force de vivre par le bonheur
d’une vie commune, il diminue logiquement celle du père qui se désole de voir sa fille habiter
ailleurs. Cet effet de balancement mécanique de la force de vivre est notamment visible dans les
parallélismes de construction des vers de Hugo : « Ici, l’on te retient ; là-bas, on te désire. / Fille,
épouse, ange, enfant, fais ton double devoir. / Donne-nous un regret, donne-leur un espoir, / Sors
avec une larme ! entre avec un sourire ! »
nous ne pouvons pas effacer la souffrance car cela reviendrait à effacer la possibilité
même de vivre.*2
S’il faut vivre, alors il faut accepter une part de risque
inhérent à la vie elle-même.
La supplication, un soldat raconte, dans les « Trois monologues
sur « la poussière qui marche » et « la terre qui parle » », que si ses compagnons et lui-même
chassaient dans les zones contaminées du gibier d’abord pour la science, pour étudier les effets de la
radiation, ils ont dû chasser pour eux-mêmes, quitte à en assumer les conséquences sanitaires, parce
qu’il faut bien vivre : « nous chassons aussi pour nous-mêmes, et nous mangeons notre gibier. Au
début nous avions peur. Puis nous nous sommes habitués. Il faut bien manger quelque chose. »
Nous nous habituons à la douleur parce que nous n’avons pas le choix : tout organisme qui affirme
son conatus le fait aux dépens d’autres organismes et donc produit, pour survivre, chez ces derniers
de la douleur. Une résidente sans autorisation fait une remarque similaire dans le « Monologue sur
la joie d’une poule qui trouve un ver » : « Il faut vivre. On nous dit que même l’eau est contaminée.
Pourtant, on ne peut pas vivre sans eau. »
pour comprendre ce qu’est la vie, il ne faut pas refuser
la dimension de souffrance et bien plutôt la considérer comme un sujet d’exploration.
Dans le § 319
du Gai savoir, Nietzsche reproche aux fondateurs de la religion de ne pas avoir su explorer leurs
expériences vécues, et donc leurs souffrances. Au contraire, il faut prêter attention à tout ce qui se
passe en nous, comme le dit Nietzsche : « Nous voulons être nous-mêmes nos expériences et nos
cobayes. » Même la douleur qui m’assaille peut m’apprendre quelque chose et Nietzsche utilise le
mot Versuchs-Tiere (animaux d’expérimentation) pour dire que tout ce que nous vivons est pour
nous une occasion de chercher, d’expérimenter la vie.
non seulement la vie est composée de souffrances mais, bien
plus, elle consiste en une alternance de plaisirs et de souffrances. Cette alternance est ce qui nous
permet de vivre.
Dans le poème 11 de « Pauca meae » Hugo décrit sa vie avant le décès de sa fille. Cette vie est une
suite ininterrompue de joies et de peines : le poète lit, aime, travaille, est troublé. Vivre, c’est être
pris dans un mouvement par lequel on s’élève et on s’abaisse sans cesse : « On se sent faible et fort,
on est petit et grand ; / On est flot dans la foule, âme dans la tempête ; / Tout vient et passe ; on est
en deuil, on est en fête ; »/
La douleur peut, à l’image du plaisir, être un guide dans
la vie : éprouver de la douleur c’est apprendre qu’un danger approche et pouvoir adapter une réponse
à une situation pour conserver sa vie. S’il y a une alternance de la douleur et du plaisir, les deux sont
utiles pour la vie, il y a une sagesse dans la douleur.
Nietzsche au § 318 du Gai
savoir : « Dans la douleur, il y a autant de sagesse que dans le plaisir : elle fait partie, comme celuici, des forces de conservation de l’espèce de premier ordre. Si ce n’était pas le cas, elle aurait péri
depuis longtemps ; qu’elle fasse mal ne constitue pas un argument contre elle, c’est son essence. »
La sagesse de la douleur consiste à alerter l’organisme d’un danger pour sa survie.
la douleur est toujours relative, elle peut apparaître indépassable à un certain moment et
apparaître secondaire dans une autre situation. Tout dépend de la situation dans laquelle l’individu
éprouve cette douleur
cette relativité de la souffrance qu’éprouve une famille qui a fui le Tadjikistan dans La supplication.
La guerre entre deux parties des Tadjiks entraîne le pays dans le chaos et pousse les Russes, comme
la famille interviewée, à fuir. Le risque encouru sur la terre de Tchernobyl n’est donc rien en regard
de celui encouru s’ils avaient continué à vivre au Tadjikistan. La mère de famille affirme à propos
de la zone contaminée que, certes, « [i]l y a beaucoup de maisons vides… Les gens sont partis… Ils
avaient peu… » Mais elle ajoute immédiatement : « Mais moi, j’ai moins peur ici que là-bas. »
La vie peut également se retrouver contaminée par la tristesse et la souffrance éprouvée
prendra le pas sur tous les autres sentiments.
une résidente sans autorisation de La supplication. Dans le « Monologue sur
ce dont on peut parler avec les vivants et les morts », Zinaïda Evdokimovna Kovalenka confie :
« J’aimerais bien ne pas pleurer, mais les larmes coulent toutes seules… »
Il y
a donc une leçon à tirer de la tristesse et il ne faut pas ici séparer l’état du corps de la pensée, celle-ci
n’est au fond que la conséquence de celle-là, ou sa traduction.
Au §3 de la préface du Gai savoir, Nietzsche définit la philosophie
comme un « art de la transfiguration », c’est-à-dire notre aptitude à traduire dans la pensée l’état de
santé de notre corps : « Nous ne sommes pas des grenouilles pensantes, des instruments de mesure
objective et d’enregistrement aux viscères congelés, – nous devons constamment enfanter nos
pensée à partir de la douleur »
Vivre une expérience traumatisante et particulièrement douloureuse
doit nous amener à la transposer dans la pensée, à penser ce qui fait le propre de notre existence.
La
« grande douleur », poursuit Nietzsche, « nous oblige, nous philosophes, à descendre dans notre
ultime profondeur, et à nous défaire de toute confiance », c’est-à-dire que la grande douleur, par le
péril qu’elle charrie avec elle, fait se dérober le sol sous nos pieds et nous met face à notre propre
existence. La grande souffrance nous « approfondit » parce qu’elle nous révèle que la vie
quotidienne ne va pas de soi et qu’elle peut à tout moment disparaître. Ainsi, la souffrance est non
seulement une partie indéniable de la vie mais elle en est comme la révélatrice. Sans douleur, la vie
ne serait même pas connaissable.
L’excès de souffrance mène
ainsi à une désensibilisation : à force d’avoir souffert, nous pouvons devenir insensibles à ce qui
nous entoure.*2
« J’ai bien assez vécu, puisque dans mes douleurs / je marche sans trouver de bras qui me
secourent ». « Ô Seigneur ! ouvrez-moi les portes de la nuit, / Afin que je m’en aille et que je disparaisse ! »
Le poème 13 du livre IV indique par son titre même (« veni, vidi, vixi », qui
signifie « Je suis venu, j’ai vu, j’ai vécu ») cette distinction entre deux manières de vivre : vivre peut
signifier le fonctionnement de l’organisme mais cela peut également vouloir dire déployer
dynamiquement sa force de vivre.
La douleur intense peut donc nous amener à désirer la
mort, qu’elle soit biologique ou métaphorique.
un enfant du « Chœur des enfants » de La supplication lorsqu’il
confie : « J’étais à l’hôpital. J’avais tellement mal… Je demandais à maman : « Maman, je ne peux
plus le supporter. Tue-moi plutôt. »
La volonté de supprimer la
souffrance peut alors se muer en une défiance à l’égard du corps lui-même.
Nietzsche, au §294, nomme les « calomniateurs de la nature », à dénigrer les
passions. Ces « hommes chez qui tout pendant naturel se transforme aussitôt en maladie » nous font
croire « que les penchants et pulsions de l’homme sont mauvais ».
La tentation de supprimer la souffrance de la vie est une tentation extrêmement puissante
dans la mesure où elle promet une vie dépouillée de ses défauts.
l’idéal devient une vie
sans passions, sans émotions où l’âme délivrée des turpitudes du corps peut vivre pleinement.
« Trois ans après » (IV, 3)
«Qu’il va stoïque, où tu l’envoies, / Et que
désormais, endurci, / N’ayant plus ici-bas de joies, / Il n’a plus de douleurs aussi ? »
L’idéal ascétique est donc l’idéal d’une vie dévitalisée. Pour éviter la souffrance il faut accepter le
destin et ne plus réagir aux événements en y devenant indifférent.
Nietzsche au §306 du Gai savoir : « Le
stoïcien (…) s’entraîne à avaler pierres et vermine, éclats de verre et scorpions et à ne pas éprouver
de dégoût ; son estomac doit finir par devenir indifférent à tout ce que le hasard de l’existence
déverse en lui ».
il faut boire pour supporter la souffrance et, ainsi, l’oublier. Supporter
devient alors oublier et le vivant devient un survivant.
Dans les « Trois monologues sur « la
poussière qui marche » et « la terre qui parle » », un homme affirme en effet : « une bouteille de vodka coûtait trois roubles.
Nous nous « désactivions » nous-mêmes »
Il faut donc supprimer ce qu’il y a de vivant en nous pour supporter l’insupportable.