La culture politique libérale Flashcards
Quel rapport le libéralisme entretient-il avec la restauration?
Dans l’Europe des restaurations de l’après-1815, libéraux, républicains et bonapartistes sont rejetés dans l’opposition, sans moyens légaux pour se faire entendre. La censure, la fermeture des systèmes électoraux et la pratique absolutiste du pouvoir visent à étouffer les contestations, après deux décennies de soubresauts politiques et révolutionnaires. Mais la défaite de Napoléon n’efface pas d’un trait les aspirations qui ont émergé depuis la fin du xviiie siècle. Dans l’ombre et de façon parfois souterraine renaissent des courants attachés à la souveraineté nationale, à l’État de droit et aux grandes libertés individuelles et collectives. La période 1815-1830 correspond, selon les termes de l’historien Emmanuel Fureix, à « une lutte générale en Europe entre absolutisme et libéralisme » [Aprile, Caron et Fureix (dir.), 2013, p. 10]. Les deux camps ne sont sans doute pas homogènes, mais cette opposition résume malgré tout assez bien la vigueur des tensions alors à l’œuvre.
Qu’entends Maurizio Isabella par “Internationale libérale”?
Une histoire européenne de la décennie 1820 souligne les échanges, les parentés et les circulations entre celles et ceux qui contestent l’Europe des restaurations et se soulèvent contre elle. Les libéraux, aux contours assez lâches et malléables, forment ce que l’historien Maurizio Isabella a nommé une « Internationale libérale » [2009]. Isabella désigne par là une mouvance qui, sans être institutionnalisée ou formalisée, partage des idéaux politiques, une expérience de la lutte clandestine, de la pratique insurrectionnelle, de la répression et de l’exil. Être libéral, dans l’Europe restaurée, implique donc de vouloir passer à l’action, de prendre les armes pour défendre les libertés, et ce par-delà les frontières. Que ces contestataires soient les étudiants allemands se réunissant au château de la Wartburg en 1817, les insurgés espagnols ou napolitains de 1820, les indépendantistes grecs ou les Polonais en conflit avec la Russie, ils défendent tous le principe constitutionnel et la limitation du pouvoir des monarques. Tous, enfin, aspirent à des formes, même limitées, de représentation politique.
Qu’est-ce que le libéralisme ?
En tant que culture politique, le libéralisme se définit par l’attachement à certains principes (égalité civile, libertés individuelles, État de droit, etc.), ainsi que par le partage de certaines grandes références intellectuelles et historiques. Fermement opposé au mercantilisme sur le plan économique, le libéralisme est, dans les premières décennies du xixe siècle, loin de n’être qu’un mouvement anglo-français. Il essaime plutôt dans un large espace transatlantique, et ce, d’autant plus que le « modèle libéral » britannique n’est pas exempt de critiques et de limitations.
Qu’est-ce que le libéralisme politique ?
D’un point de vue idéologique, le libéralisme est souvent défini par sa reconnaissance de droits naturels ainsi que par son attachement à l’État de droit, aux libertés individuelles et à l’égalité de tous devant loi. Sur le plan de l’organisation des pouvoirs, les libéraux revendiquent le principe du constitutionnalisme, qui permet de construire un équilibre entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire et ainsi de limiter les empiètements du premier sur les deux autres. Enfin, le libéralisme est étroitement associé à l’idée d’un parlementarisme modéré. Pour les libéraux du début du xixe siècle, en effet, l’expression de la souveraineté nationale n’est surtout pas synonyme d’une ouverture à tous et toutes du droit de suffrage. Elle implique plutôt de confier le débat sur la chose publique à une minorité d’électeurs éclairés et de charger leurs représentants de voter le budget et de contrôler l’action du gouvernement. Bien des conflits politiques du xixe siècle s’enracinent d’ailleurs dans cette articulation complexe entre constitutionnalisme et parlementarisme, le premier n’étant pas nécessairement la garantie du second. Une monarchie peut en effet être constitutionnelle sans conférer des droits étendus au Parlement, et celui-ci n’est pas nécessairement l’émanation d’un suffrage ouvert à tous.
Quelles sont les références libérales ?
Si le projet libéral se définit donc par de grandes idées politiques, ces dernières sont loin d’être de pures abstractions. Elles trouvent à s’incarner dans un ensemble de références essentielles à la formation d’une véritable culture politique libérale. C’est ainsi que le philosophe anglais John Locke (1632-1704), qui fait de la liberté et de la propriété les premiers des droits naturels, est parfois considéré comme le « père » du libéralisme. Lui sont régulièrement associés des auteurs français comme Montesquieu (1689-1755), qui théorise dans De l’esprit des lois (1748) la nécessaire séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, Benjamin Constant (1767-1830) ou Germaine de Staël (1866-1817), qui doivent tous les deux s’exiler durant le règne de Napoléon. Quant à la Glorieuse Révolution britannique de 1688, elle constitue un précédent historique incontournable pour les libéraux. Après avoir évincé son père Jacques II, un catholique soupçonné de vouloir instaurer une monarchie absolue, la reine Mary et son mari Guillaume acceptent en effet en 1689 de signer un Bill of Rights qui garantit la liberté des élections et le contrôle des actions du souverain par le Parlement.
D’où vient le libéralisme à l’origine ?
Si ces références constituent bien des éléments importants de la culture politique libérale, leur tropisme franco-anglais a toutefois pour inconvénient d’occulter la nature polycentrique du libéralisme européen, qui ne se cantonne pas au nord-ouest du continent. Le mot même de liberales est d’ailleurs d’abord utilisé en espagnol de part et d’autre de l’Atlantique pour désigner les partisans de la Constitution de Cadix, adoptée en 1812 par les Cortes et devenue pendant les années suivantes un texte de référence dans toute l’Europe. Conciliant les principes de la monarchie, de la souveraineté nationale et du catholicisme, il réunit des influences espagnole, française et anglaise. Il prévoit l’établissement d’une monarchie tempérée, avec une chambre unique devant laquelle les ministres sont responsables, et un quasi-suffrage universel indirect. Les grandes libertés et le droit de propriété sont protégés tandis que le commerce et l’industrie sont fortement encouragés. C’est seulement dans un second temps que le terme liberal s’émancipe de ce foyer espagnol et s’acclimate en Europe, notamment en France et au Royaume Uni, où l’adjectif liberal est utilisé à partir des années 1820 pour désigner la politique suivie par les whigs et les journalistes de The Edinburgh Review.
Comment se développe le libéralisme en Angleterre, en France et en Allemagne?
C’est en effet paradoxalement à ce moment-là, alors que les idées absolutistes et réactionnaires semblent triompher aux lendemains du congrès de Vienne, que la doctrine libérale s’affine et se précise. Véritable mouvement transnational, le libéralisme rapproche par-delà les frontières étatiques des penseurs, des hommes politiques et des organisations soudés par leur adhésion aux principes évoqués plus haut. Ce phénomène n’empêche pas que se développent par ailleurs à la même époque des variantes nationales du libéralisme. En Angleterre, l’approche utilitariste théorisée par Jeremy Bentham connaît un essor rapide dans le premier tiers du xixe siècle. Le libéralisme y devient alors synonyme d’une organisation de la société qui se veut le plus rationnelle et le plus juste possible puisqu’elle permettrait de maximiser l’utilité sociale. Grâce aux disciples de Bentham (John Bowring, Edward Blaquière et plus tard John Stuart Mill) qui s’efforcent de diffuser à l’étranger ses idées, cette version britannique du libéralisme connaît tout au long du xixe siècle une grande postérité et de multiples réinterprétations. En France, sous la Restauration, les idées libérales sont incarnées par une nouvelle génération qui prend la suite de Benjamin Constant ou de Germaine de Staël. Surnommés les « doctrinaires », ils sont plusieurs à se lancer dans des études historiques qu’ils relient à leurs combats en faveur du principe constitutionnel et du parlementarisme censitaire. S’opposant aux « ultras » aussi bien qu’aux républicains et aux démocrates, François Guizot écrit ainsi en 1826-1827 une monumentale Histoire de la révolution d’Angleterre qui lui permet de justifier ses positions politiques tout à la fois progressistes, subversives et tempérées, à partir d’une étude de la lutte qui oppose entre 1625 et 1660 la monarchie des Stuart à la république de Cromwell. Dans les territoires germaniques, le libéralisme n’est pas absent non plus, en dépit du caractère plus autoritaire de la monarchie prussienne. Les libéraux réformateurs, à l’image de Wilhelm von Humboldt, se mettent au service de la monarchie, pour réformer l’administration, la justice et l’Université, mais se trouvent en porte-à-faux lors de l’adoption des décrets répressifs de Karlsbad (Humboldt est révoqué de ses fonctions de ministre en 1819) [voir chapitre 3].
Comment le libéralisme économique émerge-t-il?
Le libéralisme politique se double d’un libéralisme économique, dont l’essor commence dès la fin du xviiie siècle. Critiques des économies dites « mercantilistes », qui multiplient les réglementations, instaurent des corporations et fixent des droits de douane élevés dans le but de favoriser l’accumulation de réserves d’or par les États, les libéraux appellent à alléger les contraintes et les réglementations qui pèsent sur le commerce et l’industrie. C’est selon eux seulement ainsi que la production, la circulation et la consommation des richesses sont dynamisées. Que ce soient les physiocrates en France ou les représentants des Lumières écossaises au Royaume-Uni, tous promeuvent le modèle de la société commerciale, libérée des entraves que les monarchies administratives font peser sur elle. Cette dimension économique du libéralisme est très présente dans les îles Britanniques, même si des réglementations et des privilèges continuent d’y exister, comme le montre le succès de l’East India Company qui a la charge du commerce avec l’Inde depuis 1600. La France n’est par ailleurs pas en reste et la période révolutionnaire favorise, surtout à ses débuts, la genèse d’une économie beaucoup plus libérale. Les décrets d’Allarde et la loi Le Chapelier interdisent ainsi en 1791 les corporations. Selon l’historien Rafe Blaufarb, c’est même en France, au cours de la décennie révolutionnaire, que la propriété privée, si centrale dans la pensée libérale, acquiert son sens moderne [Blaufarb, 2019]. Certes, la Convention (1792-1795) formule des projets économiques différents, en votant la loi du Maximum qui plafonne en 1793 le prix des grains ou en proposant à plusieurs reprises la création d’un impôt progressif. Néanmoins, dans l’ensemble, l’œuvre révolutionnaire inscrit les principes libéraux dans le fonctionnement de l’économie et cette évolution se poursuit sous le Consulat et l’Empire. La politique industrielle française des années 1800, dirigée notamment par Jean-Antoine Chaptal, favorise l’implantation d’usines et d’industries polluantes, au nom de l’intérêt du commerce [Fressoz, 2012].
Quel découpage entre le libéralisme politique et économique?
Le libéralisme économique et le libéralisme politique ne se recoupent toutefois pas nécessairement. En Angleterre, même si l’État est puissant et taxe lourdement la population, la révolution de 1688 est généralement vue comme le point de départ à la fois d’une limitation de la prérogative royale et d’une protection de la propriété privée qui encourage l’activité économique. Mais le xixe siècle fourmille d’exemples où les deux facettes (politique et économique) du libéralisme sont dissociées. Pendant les années 1850, le Second Empire mène ainsi une politique économique libérale tout en gouvernant de manière autoritaire [voir chapitre 8].
Quel est le volet social du libéralisme économique ?
Au-delà des débats sur les impôts et les droits de douane, les restrictions commerciales ou la législation du travail, le libéralisme est une philosophie sociale qui part de l’individu et de la notion de responsabilité pour organiser la société. Jusqu’au début des années 1900 (et même après), l’idée que l’individu est autonome, qu’il doit d’abord s’aider lui-même avant d’attendre quelque chose des autres (le self help), exerce une très forte influence intellectuelle et politique. De là découlent notamment des débats récurrents, tout au long du xixe siècle, sur la responsabilité de l’État en matière d’organisation industrielle ou de prise en charge des populations vulnérables. [voir chapitre 5].
En quoi le Royaume-Uni est-il pionnier du libéralisme ?
Le libéralisme est un courant international et polycentrique. Il n’en reste pas moins qu’à l’échelle de l’Europe, le Royaume-Uni fait figure de pays pionnier, une référence à laquelle se rattachent de nombreux acteurs. Le précédent des révolutions du xviie siècle explique cette renommée. L’adoption en 1679 de l’Habeas Corpus, la Glorieuse Révolution et le Bill of Rights de 1689 établissent une monarchie tempérée, respectueuse des libertés individuelles et attachée à la limitation de la prérogative royale. Le Parlement britannique, dont le rôle est établi depuis la Magna Carta de 1215, est animé par deux grands partis, les whigs et les tories, qui alternent au pouvoir. Sur le plan économique, même si l’adoption d’une politique libérale est dans les faits un processus long et heurté, la figure d’Adam Smith s’impose, au prix d’une certaine distorsion de sa pensée, comme fondatrice pour la défense du laissez-faire.
Quelle dissonance peut-on remarquer entre la pratique du pouvoir en Angleterre et les idées politiques ?
Peut-on pour autant parler d’un modèle libéral anglais, à la fois ouvert sur le plan politique et économique ? Il faut ici rappeler tout ce que la puissance britannique doit à l’existence d’un « État fiscal militaire », capable de lever de lourds impôts (par des droits de douane et des droits sur la consommation), et à des mesures restrictives adoptées pendant les guerres révolutionnaires et napoléoniennes [Brewer, 1989]. Les Jacobins sont alors poursuivis, les libertés publiques et l’Habeas Corpus suspendus en 1799. En 1815, l’État britannique est lourdement endetté (au-delà de 200 % de son revenu national de l’époque) et ses élites sont la cible de critiques multiformes. Il y a une contradiction entre l’attachement aux idées libérales et une organisation politique et économique très centralisée, avec un État fort.
Quelles résistances sont observables au Royaume-Uni face au libéralisme ?
Les tensions sociales et religieuses sont en outre très vives et doivent nuancer le tableau d’une société anglaise pacifiée, réformatrice et tempérée. Il y a tout d’abord des formes de contestation sociale puissantes, qui montrent que la constitution d’une société libérale est un processus tout sauf pacifique. Déjà en 1971, l’historien Edward Palmer Thompson avait, dans son étude sur l’économie morale de la foule au xviiie siècle, insisté sur les résistances des populations aux mesures libérales concernant le prix du pain. Il avait aussi souligné que la délimitation des propriétés privées, qui s’est faite, en Grande-Bretagne, au détriment des usages locaux, avait suscité de violents conflits sociaux, en particulier dans les forêts. Au début du xixe siècle, la mécanisation des ateliers de fabrication textile est vivement contestée par les travailleurs, notamment dans le Lancashire. La répression du luddisme [voir chapitre 5] montre alors que l’État britannique riposte avec la plus grande fermeté face à l’agitation sociale. Il faut donc abandonner toute vision irénique de la société anglaise du début du xixe siècle.
Comment se manifeste l’opposition à l’Etat britannique conservateur?
En dépit de la victoire, le modèle politique anglais sort lui aussi discrédité des guerres napoléoniennes. L’État est contesté, tout comme l’est la fermeture du système politique, qui donne un poids prépondérant à la gentry et aux élites rurales. Depuis les années 1760-1770, le courant du radicalisme revendique une réforme profonde des institutions et le principe de la souveraineté du peuple. En 1819, une manifestation organisée à Manchester en faveur du suffrage universel est réprimée par l’armée et l’on dénombre de nombreux morts. Surnommé le « massacre de Peterloo », cet événement révèle les contradictions du libéralisme britannique puisqu’il est immédiatement suivi de l’adoption des Six Acts qui, comme les décrets de Karlsbad dans les territoires germanophones, entravent fortement les libertés civiles et politiques. S’expriment donc durant les premières décennies du xixe siècle des revendications démocratiques et une agitation contre la dimension très aristocratique du modèle institutionnel britannique.
Quelles tensions se manifestent en Irlande ?
Enfin, les tensions sont vives en Irlande, une île que les Britanniques occupent depuis le xiie siècle, et qui est rattachée à la Couronne britannique par l’Acte d’Union de 1800. Le conflit est à la fois foncier, religieux et politique. Les années 1820 voient l’essor d’un mouvement nationaliste irlandais, avec la création, en 1823, de la Catholic Association, sous l’égide de Daniel O’Connell, figure de proue du nationalisme irlandais et de la dénonciation de l’occupation coloniale britannique. En dépit de son engagement pour la tolérance religieuse, l’Église anglicane maintient les catholiques, majoritaires en Irlande, dans une situation d’infériorité, leur interdisant l’exercice de nombreuses fonctions. C’est seulement en 1829, avec l’Acte d’émancipation des catholiques et l’abrogation des Test and Corporation Acts que les discriminations les plus fortes sont légalement supprimées.