Des premiers socialismes à la lutte des classes Flashcards
Y-a-t-il des alternatives au modèle industriel?
La fragmentation sociale et les inégalités provoquées par les effets conjugués de l’industrialisation et des révolutions politiques suscitent l’invention de modèles alternatifs, qui revêtent une dimension utopique dans les premières décennies du xixe siècle. Avant même que des projets de transformation globale du système économique soient envisagés, de nombreuses théories sont échafaudées pour refonder les communautés humaines sur de nouvelles bases. Deux penseurs ont joué le rôle de précurseurs en la matière : Robert Owen du côté britannique et le comte Claude-Henri Rouvroy de Saint-Simon en France.
Quelle est l’alternative de Robert Owen?
La première théorie sociale d’importance est celle proposée par l’industriel philanthrope Robert Owen, considéré par la suite comme l’un des précurseurs du socialisme anglais. Fils d’un sellier du Pays de Galles, Owen récupère en 1800, à la suite de son beau-père, la direction de la filature de New Lanark en Écosse [Siméon, 2017]. C’est là qu’il prend conscience des effets néfastes de l’organisation industrielle, prêtant très tôt attention à la question du travail des enfants et à la nécessité d’encourager l’éducation des plus jeunes. En 1813, il publie un ouvrage radical, qui préconise une réorganisation complète de la société (A New View of Society). Il y dénonce les méfaits de la concurrence généralisée et de la propriété privée, responsables selon lui de la misère d’une large partie de la population anglaise. De plus en plus critique à l’égard de la société de son temps (« Le principal pilier et agent de la grandeur politique et de la prospérité de notre pays est une manufacture qui, telle qu’elle est à présent menée, détruit la santé, la moralité et le confort social de la masse de ceux qui y sont engagés », écrit-il en 1815), il s’implique dans les travaux parlementaires qui mènent à l’adoption de la loi de 1819. De son regard critique naît une vision utopique et systématique de ce à quoi pourrait ressembler une société fondée sur des principes rationnels et sur la mutualisation des biens, pour lutter contre les fléaux du système industriel. Comme celle de beaucoup d’autres savants et réformateurs sociaux de l’époque, son ambition est démesurée : il s’agit de « régénérer le caractère de l’homme, diriger la population du globe vers l’union, la paix, le bonheur » (1837, p. 15).
Comment se manifeste concrètement le projet de Robert Owen?
L’un des points communs à nombre d’utopies sociales du xixe siècle tient à leur insistance sur la mise en œuvre concrète des principes théoriques qui guident leurs projets. En 1825, Owen part aux États-Unis pour y fonder une communauté, la New Harmony, selon les préceptes qu’il a mis en avant. Comme d’autres après elle, cette tentative se solde par un échec, mais cela n’entame pas la réputation dont jouissent les idées d’Owen, en Angleterre et ailleurs, jusqu’au début du xxe siècle. Un principe retient tout particulièrement l’attention de ses successeurs, celui de la coopération sociale, présentée comme une forme nouvelle d’organisation susceptible de contrer les méfaits de la concurrence généralisée et de l’individualisme. En 1844, une première coopérative de consommation est créée à Rochdale, près de Manchester, par des ouvriers tisserands influencés par les écrits d’Owen. Ces « pionniers de Rochdale » jettent les bases d’un mouvement qui appelle les ouvriers à former des coopératives de consommation ou de production pour diminuer le coût de la vie et mieux se protéger contre le règne de la concurrence. Le mouvement coopérateur connaît un essor considérable à la fin du xixe siècle, en Angleterre mais aussi en Belgique, en France ou aux États-Unis [Blin et al. (dir.), 2020].
Quel est le projet de Saint-Simon ?
Le deuxième grand précurseur est le comte de Saint-Simon, qui développe à peu près au même moment, sous l’Empire et la Restauration, une pensée d’inspiration industrialiste et rationnelle [Prochasson, 2005]. Très critique vis-à-vis des vestiges de la société d’Ancien Régime et des privilèges attribués à la naissance, Saint-Simon défend l’action et l’utilité sociale des ingénieurs, des intellectuels et des artistes, qui devraient selon lui présider aux destinées de la société. Ses idées, qui associent étroitement la confiance dans la science et une forme de spiritualité, sont emblématiques de nombreux courants de cette époque. Le culte de la raison et du progrès s’érige peu à peu en nouvelle croyance. En 1825, année de sa disparition, Saint-Simon publie ainsi un ouvrage intitulé Nouveau Christianisme, qui invite à fonder une nouvelle religion séculière. La doctrine du saint-simonisme prend alors son essor, porté par de jeunes disciples qui se recrutent parmi les étudiants, les polytechniciens et les professions libérales. Deux « pères » prennent en 1828 la tête de cette nouvelle Église, Prosper Enfantin et Saint-Amand Bazard. Pour faire connaître leurs points de vue, les saint-simoniens publient des journaux, Le Producteur, L’Organisateur puis Le Globe en décembre 1830. Leur réputation est à son apogée aux lendemains de la révolution de 1830. Les saint-simoniens appellent notamment à refonder l’économie, à promouvoir le crédit pour faciliter l’innovation et diminuer les inégalités, à développer de grands projets d’infrastructure confiés à des ingénieurs et des financiers. Des conflits précipitent un « schisme » en leur sein, avec le départ de certains d’entre eux vers d’autres courants de pensée, comme celui qu’anime Charles Fourier. Autour de Prosper Enfantin, plusieurs dizaines de membres fondent une communauté à Ménilmontant, censée incarner les principes d’entraide et de distribution des tâches entre ses membres. Inquiétés par les autorités et divisés, les saint-simoniens sont obligés de se disperser. Une partie d’entre eux entame, derrière Enfantin, un périple qui les conduit en Égypte puis en Algérie, dans l’espoir de rapprocher « Orient » et « Occident » [Todd, 2021].
Quelle est la particularité saint-simonienne à l’égard des femmes ?
L’une des originalités de la mouvance saint-simonienne est d’avoir permis à des femmes de s’y impliquer et de s’y faire entendre [Riot-Sarcey, 1994]. Inspiré par la critique de la conjugalité de Charles Fourier et par sa dénonciation de l’exclusion des femmes de nombreuses fonctions sociales [voir plus bas], Enfantin disait attendre l’arrivée de la « Femme messie », qu’il pensait trouver en Égypte. Plusieurs militantes, séduites par son idée d’un dieu à la fois homme et femme, rejoignent son mouvement, à l’image d’Eugénie Niboyet, une fille de pharmacien et épouse d’avocat qui apprécie que le saint-simonisme donne aux femmes la responsabilité d’enseigner sa doctrine religieuse. C’est elle qui initie Reine Guindorf, une jeune lingère qui fonde en 1832, avec Désirée Véret, une couturière de son âge, le journal La Femme libre publié jusqu’en 1834. Sans cacher leurs désaccords avec certains représentants du courant qui tiennent des positions misogynes (à commencer par Prosper Enfantin qui, après un « putsch » en 1831, se met à défendre la relégation des femmes dans des activités subalternes), les contributrices de La Femme libre revendiquent l’émancipation civile et politique des femmes, qu’elles jugent indissociable de l’émancipation du prolétariat. « À la croisée d’une analyse de l’oppression de classe et de genre et d’expériences à la fois intimes et sociales s’élabore [ainsi un] féminisme prolétaire empreint d’une religiosité si particulière » [Pavard, Rochefort et Zancarini-Fournel, 2020, p. 45].
Quelle est la postérité des doctrines d’Owen et Saint-Simon?
Owen et Saint-Simon, dont Désirée Véret a contribué à diffuser de part et d’autre de la Manche les doctrines respectives, en travaillant quelques années en Angleterre pendant les années 1830, ont donné naissance à des doctrines sociales portées par des disciples fervents, dont l’écho résonne tout au long du xixe siècle, voire plus loin encore (le saint-simonisme, comme idéologie valorisant la science, l’expertise et le rôle des élites, inspire encore nombre de technocrates à plusieurs moments du xxe siècle). Partant d’une critique radicale de la société, ils appellent à la refonder selon des principes rationnels et industrialistes, sans oublier d’insister sur la dimension spirituelle de ce projet. Aucun de ces deux mouvements n’a cependant de visée révolutionnaire à proprement parler : les pensées utopiques d’Owen et de Saint-Simon ne préconisent pas la prise du pouvoir, mais recherchent plutôt des formes nouvelles d’organisation et d’association au sein de petites communautés idéales, pour reconstruire la société après les bouleversements de la période révolutionnaire.
Comment naît les premiers socialistes ?
Dans le sillage de ces deux précurseurs, de très nombreuses réflexions d’inspiration sociale ou socialiste (le terme de « socialisme », introduit par Pierre Leroux dans la langue française, est encore peu usité avant 1848, et désigne davantage le souci de construire une science de la société plutôt qu’une orientation collectiviste) essaiment pendant les années 1830-1840, en particulier en France, véritable épicentre de ce mouvement intellectuel, social et culturel. Longtemps négligés, ces premiers socialismes, parfois qualifiés d’utopiques ou de romantiques (en particulier par ceux qui, comme Marx et Engels, critiquent leurs insuffisances), sont désormais mieux connus. Au-delà de leurs différences d’inspiration et d’objectifs, ces courants de pensée partagent une même préoccupation, celle de repenser de fond en comble l’organisation sociale pour conjurer les méfaits d’un système industriel dérégulé et améliorer les relations humaines. Cette inventivité intellectuelle et politique, d’une rare intensité, s’appuie en particulier sur la multiplication des journaux ouvriers pendant les années 1830 et 1840 [Bouchet et al. (dir.), 2015]. Ces idées mobilisent non seulement la jeunesse diplômée, mais aussi des ouvrières et des ouvriers, des autodidactes et des provinciaux. L’effervescence intellectuelle qui règne à Paris attire de nombreux exilés, qui contribuent à leur tour à ce travail de réflexion créative.
Qu’est-ce que le fouriérisme ?
Parmi les courants de l’époque, le « fouriérisme », du nom de son inspirateur Charles Fourier, a joui d’une forte popularité, notamment parmi les ingénieurs et les petits industriels et entrepreneurs. Né à Besançon (comme Pierre-Joseph Proudhon) en 1772, Fourier propose une critique sans concession de la « civilisation » de son temps et des effets pervers du système économique : « Les peuples civilisés voient leur misère s’accroître en raison du progrès de l’industrie », écrit-il, plusieurs années avant le texte déjà cité d’Alexis de Tocqueville. Il déplore l’asservissement des femmes et condamne l’institution du mariage. Pour recréer des communautés unies, il invite à construire une véritable harmonie entre les diverses passions qui s’expriment chez les individus et dans la société. Cette théorie des passions et des sentiments moraux entend dessiner la voie d’une complémentarité harmonieuse entre les membres de la société. La communauté idéale, pour Fourier, devrait s’incarner dans un phalanstère regroupant 1 620 personnes, chacune apportant au groupe des passions utiles au bien de tous et toutes. Contrairement à d’autres pensées utopiques, celle de Fourier ne plaide pas pour la suppression de la propriété privée ou pour une égalité radicale : au sein du phalanstère subsistent des hiérarchies et des inégalités, justifiées par la complémentarité des passions. Ces nouvelles communautés s’épanouiraient, selon lui, d’autant mieux dans un cadre rural, loin des désordres et des tumultes de la ville. Fourier systématise sa pensée dans l’ouvrage Le Nouveau Monde industriel et sociétaire, publié en 1829, avant que le journal Le Phalanstère, fondé en 1832, ne lui offre une caisse de résonance. Son disciple Victor Considerant prend alors la tête de l’École sociétaire, qui regroupe les fouriéristes [Beecher, 1996 et 2012]. La doctrine étend son influence au-delà des frontières, en Allemagne, en Espagne, en Roumanie et jusqu’en Russie. Plusieurs tentatives infructueuses sont lancées pour bâtir des phalanstères, près de Paris à Condé-sur-Vesgres pendant les années 1830, ou en Algérie à Saint-Denis-du-Sig pendant les années 1840 [voir chapitre 8]. Un désir d’ailleurs anime les fouriéristes et d’autres utopistes, qui tenteront de fonder de petites colonies idéales au Brésil, en Amérique ou dans les empires coloniaux. En 1841, 500 ouvriers français embarquent pour le Brésil, dans l’espoir d’y trouver une vie meilleure et d’appliquer les idées de Fourier [Vidal, 2014]. D’autres expériences, plus proches géographiquement, s’inspirent du fouriérisme pour organiser les relations entre les ouvriers : c’est le cas du célèbre familistère de Guise, dans l’Aisne, bâti par l’industriel Jean-Baptiste Godin, influencé par les idées de Fourier, à la fin des années 1850. L’utopie sociale s’incarne dans des lieux et une architecture supposée agencer de façon plus harmonieuse les relations humaines.
Quels penseurs vont au-delà du fouriérisme ?
D’autres penseurs vont plus loin dans leur critique de la propriété privée. Étienne Cabet publie en 1840 un ouvrage intitulé Voyage en Icarie qui connaît un vif succès dans les milieux ouvriers. Il y imagine une cité idéale organisée selon le principe de la communauté des biens et des personnes. Une orientation communiste prend forme, qui fait écho aux théories antérieures de Gracchus Babeuf et Philippe Buonarroti, que ravive un courant dit « néo-babouviste » pendant les années 1830. En 1848, Cabet et plusieurs centaines de ses disciples, les « Icariens », partent au Texas pour y construire de façon concrète l’Icarie. L’expérience prend fin au cours des années 1860, après la mort de Cabet en 1856. La critique de la propriété privée est aussi au cœur des premiers écrits de Pierre-Joseph Proudhon, dont le célèbre Qu’est-ce que la propriété ? est publié en 1840, la même année que l’ouvrage de Cabet. Figure majeure de l’anarchisme libertaire, Proudhon dénonce la monopolisation des richesses par les plus fortunés. Il prône l’association mutuelle des ouvriers et l’accès de tous au capital, par le crédit gratuit ou la création d’une banque du peuple.
Comment se manifeste les socialistes dans la course au pouvoir ?
Si ces courants très critiques de l’organisation économique et sociale ne font pas forcément du combat politique une priorité (Victor Considerant et d’autres se lancent toutefois en politique durant les années 1840), des ponts entre le socialisme et la conquête du pouvoir sont jetés par d’autres figures, à l’image du républicain Louis Blanc qui publie en 1841 Organisation du travail. La concurrence sans limite y est présentée comme la source principale de l’appauvrissement des ouvriers. Seul un gouvernement républicain, au service du peuple, pourrait aider à réguler la sphère économique et faire reculer la misère en ouvrant des ateliers sociaux : « Emparez-vous donc du pouvoir si vous ne voulez pas qu’il vous accable. Prenez-le pour instrument, sous peine de le rencontrer comme obstacle », écrit-il en 1841, préfigurant ainsi le rôle qu’il jouera pendant la révolution de 1848 [voir chapitre 6]. Pierre Leroux prône lui aussi un socialisme républicain. Il cible tout particulièrement le poids des inégalités économiques et leurs conséquences sur l’exercice du pouvoir (De la ploutocratie, ou Du gouvernement des riches, 1848). Seule une politique de redistribution des richesses peut y remédier, ce qui pourrait aussi permettre de verser à chaque citoyen une dotation minimale.
Quels liens le socialisme entretient avec la science et la religiosité?
Toutes ces pensées sociales ou socialistes, quoique fondées sur des approches rationnelles et une certaine confiance dans la science, sont aussi imprégnées de religiosité. C’est pourquoi il existe de nombreux liens entre les théories socialistes de l’époques et des courants issus du christianisme, à l’image des théories portées par Philippe Buchez (des ouvriers typographes proches de ses idées publient le journal L’Atelier) ou, dans un autre genre, par l’abbé Félicité de Lammenaye. Pour beaucoup, le Christ est la première figure d’un socialisme primitif, exaltant la vie communautaire et le dénuement.
Comment naît le courant de pensée Marxiste ?
Ces divers courants de pensée sont passés à la postérité sous le terme de « socialismes utopiques », une expression popularisée par Karl Marx et Friedrich Engels. Ces derniers ont propagé une vision dépréciative de ces mouvements, auxquels ils entendaient substituer leur approche plus scientifique et matérialiste du socialisme, au cours de vives controverses pendant les années 1840. Selon eux, les penseurs utopistes ont certes critiqué à juste titre les méfaits de la société industrielle, mais leurs remèdes manqueraient de rigueur et d’ambition, se coupant par là même des intérêts de la classe ouvrière. En 1845, le jeune Engels, fils d’un industriel du textile qui s’est installé à Manchester en 1842, publie une enquête sur La Situation de la classe laborieuse en Angleterre. Il y invite la « classe opprimée » des travailleurs et des travailleuses à ne plus rien attendre de la « classe moyenne » (autrement dit la bourgeoisie) qui, sous couvert de philanthropie ou d’utopie, ne songerait qu’à ses propres intérêts. Engels a fait l’année précédente la rencontre de Karl Marx, qui avait dû quitter la Rhénanie en 1843, après l’interdiction du journal pour lequel il écrivait, la Rheinische Zeitung. Il s’établit alors à Paris, où il rencontre et débat avec de nombreux réformateurs, avant de partir pour Bruxelles puis Londres. C’est au cours de ces années que Marx ferraille avec Pierre-Joseph Proudhon, dont il juge les idées réactionnaires et petites-bourgeoises. À Londres, Marx et Engels rejoignent en 1847 la Ligue des justes, une association fondée à Paris dix ans plus tôt par des émigrés allemands, dont Wilhelm Weitling. Ils obtiennent que cette ligue soit rebaptisée « Ligue des communistes », pour affirmer l’orientation collectiviste de leur projet. Début 1848, Marx et Engels font paraître le Manifeste du parti communiste, dont la réception initiale demeure confidentielle. Ils y lancent un appel au soulèvement international des prolétaires et posent les fondements du « matérialisme historique » qui constitue l’ossature du marxisme durant la seconde moitié du xixe siècle. L’exploitation des travailleurs et des travailleuses découle du mode de production capitaliste, qui oppose frontalement ceux qui possèdent le capital et ceux qui ne disposent que de leur force de travail. Le moteur de l’histoire provient de la lutte des classes : la société communiste ne naîtra qu’une fois que les prolétaires auront conquis l’État au détriment des classes bourgeoises.
Dans quelle mesure la classe ouvrière est-elle progressivement reconnue?
Le fait qu’Engels s’adresse en 1845 à la classe ouvrière anglaise n’est pas anodin : c’est bien dans ce pays qu’est apparu en premier un mouvement ouvrier conscient de ses intérêts communs et bien organisé. Le caractère précoce du processus de mécanisation et d’industrialisation en Angleterre n’explique pas tout, comme l’a montré l’historien Edward Palmer Thompson dans un livre classique, publié en 1963, intitulé La Formation de la classe ouvrière en Angleterre. Contre une approche déterministe qui ferait découler la naissance d’un groupe social des seules conditions objectives du processus économique, Thompson insiste sur le rôle décisif des luttes sociales, des combats politiques et des pratiques culturelles dans l’émergence de la classe ouvrière anglaise de la fin du xviiie siècle aux années 1830. La prise de conscience d’une forme d’unité ouvrière résulte de facteurs politiques, sociaux et religieux. Les luttes collectives éprouvent les solidarités et font advenir des groupes qui se reconnaissent dans un combat commun. À ce titre, le luddisme, au début des années 1810, à travers lequel des ouvriers brisent les machines pour protester contre la dépossession de leur travail et la diminution de leurs salaires, constitue un épisode majeur, tout comme l’est, sur le plan politique, la répression exercée par les autorités britanniques lors du massacre de Peterloo en 1819 [voir chapitre 4]. Des mots d’ordre, des chansons, des habitudes culturelles resserrent les liens entre des ouvriers dont la situation socioéconomique n’est pas toujours équivalente. L’action collective s’institutionnalise avec la formation de syndicats, les trade unions, rendue possible par l’abrogation des combinations laws en 1824. En un demi-siècle, un nouveau groupe social a émergé, doté d’une forte conscience de son unité et perçu comme tel par les autres groupes de la société qui redoutent son émancipation.
Comment se développe la classe ouvrière à l’extérieure du Royaume-Uni ?
Le cas anglais n’est pas isolé, même s’il est pionnier en Europe. La France connaît une intense agitation ouvrière pendant les années 1830-1840, avec les révoltes des canuts et la prolifération des journaux ouvriers [voir la partie suivante]. Les révoltes et insurrections sont aussi nombreuses dans l’espace germanique, où l’on dénombre 249 révoltes populaires entre 1830 et 1847. En 1844, la révolte des tisserands à domicile de Silésie attire l’attention des autorités et des intellectuels critiques. Les tisserands dénoncent l’exploitation dont ils font l’objet par les marchands-fabricants et réclament des salaires plus convenables. Leur soulèvement est réprimé par la troupe, qui fait 11 morts parmi eux. Le poète libéral Heinrich Heine, en exil à Paris, prend la plume pour rendre hommage à ces ouvriers, qu’il érige en symboles de la lutte pour l’émancipation nationale :
Assis au métier ils serrent les dents.
Allemagne nous tissons ton linceul,
Nous mêlons à la trame la triple malédiction
Nous tissons, nous tissons !
[Heinrich Heine « Les tisserands de Silésie », 1844.]
Karl Marx voit quant à lui dans cette insurrection un signe précurseur de la mobilisation des classes ouvrières dans les pays germaniques. Cet épisode occupe d’ailleurs jusqu’au début du xxe siècle une place de choix dans la mémoire du mouvement ouvrier allemand.