I. Citations des auteurs dans leurs oeuvres au programme Flashcards
Conrad - Marlow dans les bureaux de la compagnie face à une carte de l’Afrique
HD p.51 : « Une table de bois blanc au milieu, des chaises banales tout au long des murs, à une extrêmité une grande carte luisante, coloriée dans tous les tons de l’arc-en-ciel. Il y avait une énorme quantité de rouge – toujours réconfortant à voir, car on voit que là au moins s’accomplit du travail sérieux, une sacrée quantité de bleu, un peu de vert, quelques traînées d’orange et, sur la côte orientale, une tache violette, pour signaler l’endroit où les allègres pionniers du progrès boivent l’allègre bière de Munich. »
Il écarte l’Empire britannique de ce qui décrit comme l’œuvre de mort. Ce passage peut être interprété de deux manières :
1/ tribut accordé à son pays d’adoption, exempté de la critique formulée par ailleurs.
2/ la GB est inclus dans la critique anticolonialiste de Conrad et il inviterait à mettre à distance les propos tenus par Marlow, distinction entre auteur et auteur impliqué et Marlow lui-même. Rester circonspect par rapport au narrateur premier.
Empêche la simple transposition de la voix.
Conrad - Intérêt pour la géographie, passage autobiographique dans Au cœur des Ténèbres
p.41. « Il se trouve que quand j’étais gamin, j’avais une vraie passion pour les cartes géographiques. Je passais des heures à contempler l’Amérique du Sud, ou l’Afrique, ou l’Australie, et à m’absorber dans toutes les splendeurs de l’exploration. A l’époque, il y avait beaucoup d’espaces vierges sur les planches des atlas, et lorsque j’en voyais un qui me paraissait spécialement séduisant sur une carte (mais tous ont cet air-là), je posais le doigt dessus, et disais ‘Quand je serai grand, j’irai là. ».
Conrad - L’esprit d’aventure qui caractérise l’Arlequin, penchant romantique et aveuglement pour Kurtz, contre idée d’incitation mercantile
p.243, « Il ne demandait sûrement rien au monde sauvage, que la place d’y respirer et de pousser toujours plus loin. Ce qu’il lui fallait, c’était subsister et aller de l’avant avec le plus de risques possible, et un maximum de privations. Si l’esprit d’aventure absolument pur, sans calcul ni souci pratique, avait jamais régné sur un être humain, il régnait sur ce garçon rapiécé. Je lui enviais presque la possession de cette flamme modeste et claire. ».
Esprit d’aventure dans ce qu’il a de plus pur et de plus dangereux, qui préserve ce personnage de toute critique morale.
Conrad - Les écrits de Kurtz // littérature scientifique de l’époque, idée que les “races” les plus faibles seront éliminées par les fortes.
p.221- 222, « C’était très simple, et à la fin de cet émouvant appel à tous les sentiments altruistes, cela flamboyait sous vos yeux, lumineux et terrifiant, comme un éclair dans un ciel serein : ‘Exterminez toutes ces brutes !’ »
Conrad - Dimension initiatrice de l’expérience de Marlow, peut-être dimension autobiographique, Congo présenté comme acmé et moment le plus terrible de sa carrière de marin.
p.39-41, « C’était le point extrême de la navigation, ce fut le point culminant de mon aventure. Il me donna l’impression de jeter une sorte de lumière sur tout ce qui m’entourait – et jusque sur mes propres pensées. »
Expérience fondatrice reconfigurée par la poétique de la mémoire
Conrad - Sur l’éthique victorienne du travail
Dans le texte de Conrad, propos de la tante sont mis à distance, sont l’objet de l’ironie de Marlow, « Je découvris cependant que j’étais aussi l’un des Bâtisseurs, avec un B majuscule – figurez-vous. Quelque chose comme un messager de la lumière, quelque chose comme un apôtre subalterne. Juste à cette époque-là, on avait répandu en abondance, par la parole et par l’écrit, ce genre de balivernes, et l’excellente femme, qui vivait au beau milieu de ce torrent de tartuferie, s’était laissé emporter. Elle parlait d’ « arracher ces millions d’ignorants à leurs mœurs abominables », tant et si bien que, ma parole, elle finit par me mettre fort mal à l’aise.» p.61. Éléments de dissonances.
A d’autres moments, pourtant Marlow se revendique de cette éthique du travail :
Au cœur des ténèbres, p. 131 : « Je n’aime pas le travail – personne ne l’aime – mais j’aime ce qu’i y a dans le travail – l’occasion de se découvrir. » Le travail sorte de refuge qui permet de se rendre aveugle à la réalité, quand Marlow tourne le dos au poste pour travailler sur son navire.
p. 105-107 « Je me mis au travail le lendemain, tournant pour ainsi dire le dos au poste. C’est seulement ainsi que j’eus l’impression de pouvoir garder prise sur les aspects positifs de la vie. »
p. 219, dans un passage où il vient d’évoquer Kurtz, et les ténèbres qui menacent de toutes parts : « Et c’est là, ne voyez-vous pas ? qu’intervient votre force, la foi en votre aptitude à creuser des trous discrets où enterrer cette saleté – la faculté de vous consacrer, non à vous-même, mais à une tâche obscure qui vous rompt l’échine. »
p. 153 : « Quand on doit s’occuper de choses de ce genre, de simples incidents superficiels, la réalité – la réalité, vous dis-je – pâlit. ».
Conrad - Problématisation du rôle du narrateur qui remet en cause le récit au moment même où il s’énonce - fragilisation de la source du récit. Fragilité de l’énonciateur reconnu par Marlow lui-même comme s’il a conscience de l’insuffisance de son récit, Marlow revient au récit cadre.
p.123-125, incise où Marlow s’adresse à son auditoire : « Le voyez-vous ? Voyez-vous l’histoire ? Voyez-vous quelque chose ? Je me fais l’effet d’essayer de vous raconter un rêve – vaine entreprise, car aucun récit de rêve ne peut communiquer la sensation du rêve, cette mixture d’absurdité, de surprise et d’ahurissement […]. C’est impossible de faire partager la sensation de vécu de n’importe quelle période donnée de son existence – ce qui en fait la vérité, la signification – son essence volatile et pénétrante. C’est impossible. »
Insuffisance de la langue et du témoignage et l’incommunicabilité de l’expérience/ la mise en récit. Manière d’interroger le langage, la représentation, l’illusion référentielle.
Conrad - Expérience fuyante: atrocités de Kurtz comme objet fuyant. Ce qui explique la joie ressentie par Marlow quand il trouve le livre de navigation
p.169, écrit dans une langue concrète, la langue non problématique des marins, usage pratique et le manuel a pour sujet la résistance des chaînes et des câbles du bateaux : lien entre signifiant et signifié, lieu que disloque l’expérience de Marlow, en lisant le manuel il éprouve un plaisir: « Towson ou Tower y étudiait fort sérieusement la tension de rupture des chaînes de palans de navires, et autres sujets analogues. Un livre pas très captivant ; mais on voyait au premier coup d’œil qu’il y avait là une probité d’intention, une honnête préoccupation de la meilleure façon de s’y prendre, qui donnait à ces humbles pages, méditées tant d’années auparavant, un éclat tout autre que les simples lumières du métier. Le vieux marin sans affectation, parlant de chaînes et de palans, me fit oublier la jungle et les pélerins, en une délicieuse sensation d’être tombé sur quelque chose d’indubitablement réel. »
Livre qui se délite, il a perdu sa couverture, dans cet univers, le livre de la navigation part en morceaux : interprétation allégorique de ce canevas du sens qui se trouve désagrégé dans l’univers du roman.
Conrad - La métaphore du cerneaux de noix et du halo
p.31
“Les histoires de marins ont une simplicité directe, dont le sens tient dans la coque d’une noix ouverte. Mais Marlow n’était pas typique (si l’on excepte sa propension à dévider des histoires), et pour lui le sens d’un épisode n’était pas à l’intérieur comme les cerneaux, mais à l’extérieur, enveloppant seulement le récit qui l’amenait au jour comme un éclat voilé fait ressortir une brume, à la semblance de l’un de ces halos vaporeux que rend parfois visibles l’illumination spectrale du clair de lune.”
L’écriture du Stream of consciousness, dans la filiation de ces auteurs (Woolf, Faulkner, Joyce). Primat de l’incertitude sur un univers logocentrique. Le 19ème siècle, siècle du positivisme et de la naissance des sciences humaines. Narrations multiples, constructions fragmentées (Lobo Antunes, Simon), enchevêtrement des temps, pratique du monologue intérieur. L’intrigue traditionnelle cédant la place à l’exploration de la vie psychique des personnages. Choses théorisé par Virginia Woolf (1882-1941), « Modern fiction » (1919) : « La vie n’est pas un alignement de lanternes ; la vie est un halo lumineux, une pellicule diaphane qui nous enveloppe de l’aube de la conscience à la fin. » (Essais choisis, trad. Catherine Bernard, folio classique, 2015, p.200). Bouleversement/ conception du personnage et de l’intrigue. Métaphore qu’elle emprunte à Conrad.
Jacques Rancière: Le fil perdu. Essai sur la fiction moderne, p. 40 “Le mensonge de Marlow”: “(…) la poétique de Marlow ainsi formulée [p.31 de votre édition] définissait en fait la révolution opérée par Conrad lui-même dans le domaine de la fiction : ce n’est pas dans les enchaînements de l’histoire qu’il faut chercher la teneur fictionnelle. Cette teneur qu’on cherche toujours à l’intérieur, il faut la trouver dehors, ‘autour’ de l’histoire. Le halo lumineux n’est pas la diffusion de la lumière d’un centre. Cette lumière centrale n’est là, au contraire, que pour révéler la puissance sensible de l’atmosphère au sein de laquelle elle est plongée. La flamme est au service de la brume, le centre au service de la périphérie. (…) C’est l’intrigue qui doit être enveloppée dans le halo lumineux et a pour tâche de l’éclairer, d’éclairer ce tissu nouveau de la fiction qui est le tissu de l’expérience humaine saisie en sa vérité. » Il la met en regard de la métaphore du cerneau de noix dans ADT. L’importance de la flamme de ce qui entoure l’intrigue est ce qui constitue le centre. Dans ADT, le vrai centre ce n’est pas Kurtz, mais la prise de conscience de Marlow, le trajet de Marlow, la manière dont la noirceur morale de Kurtz éclaire la noirceur de l’âme humaine. Pas de centre mais une forme de subversion diffuse, une prise de conscience.
Claude Simon, Acacia sur l’apprentissage par l’expérience et le rapport au temps
p.233, chap. 7 “1939-1940” au moment de la récit de la capture et qu’ils sont fait prisonniers en prolepse :
“Il devait apprendre cela: que désormais le temps était une notion dénuée de sens”
Simon - cryptage des noms et prénoms
L’Acacia, p. 18 : « [la mère] laissant le garçon à la garde de la plus jeune (ou plutôt de la moins vieille – quoiqu’en fait elle ne le fût pas tellement, en dépit de son visage raviné qui semblait comme un burlesque et cruel démenti à son nom de déesse, comme le visage d’homme à la forte mâchoire et aux yeux chassieux de sa sœur semblait aussi un facétieux démenti au nom d’impératrice ou de fastueuse courtisane qu’elle portait) […]) ». De manière allusive : Eugénie impératrice (épouse de NIII) et Artémise (nom de déesse)
Simon - la mort, le corps souffrant de la mère
l’Acacia : p.161 Chapitre 6, "27 août 1939": « il avait […] vu d’abord la femme toujours vêtue de sombre qui était sa mère fondre peu à peu, se résorber, échanger son visage bourbonien contre celui d’un échassier, puis d’une momie, puis (grâce aux bistouris qui taillaient et retaillaient dans le corps) même plus une momie : quelque chose comme un bistouri lui-même, une lame de couteau, une sorte d’épouvantail vivant, la tête d’oiseau décharné [...] puis disparaissant tout à fait, ne laissant plus rien d’elle qu’une boîte de chêne verni sous un amoncellement de fleurs au violent parfum mêlé à l’odeur des cierges » identification au corps souffrant de la mère. Être attentif à certaines comparaisons qui font retour et affectent des personnages différents : comparaison avec les oiseaux et les épouvantails : reviennent pour d’autres personnages. Représentation à la fois empathique et pathétique. // p.323-324, chap. 11 "1910 - 1914 - 1940..." : l'enfant entend les cris de sa mère mourante
Simon - le général qui lève son sabre, dérisoire et anachronique, p.298, motif récurrent de l’œuvre de CS, image obsédante dans La corde raide, La route des Flandres, Histoire en 76, Géorgiques, et Jardins des plantes,
cf. L’Acacia, p.298 : « il le vit élever à bout de bras le sabre étincelant, le tout, cavalier, cheval et sabre basculant lentement sur le côté, exactement comme un de ces cavaliers de plomb dont la base, les jambes, commenceraient à fondre, continuant à le voir basculer, s’écrouler sans fin, le sabre levé dans le soleil ».
Double mouvement qu’opère l’écriture de CS :
- Dégradation de l’image épique, celle du cavalier avec le sabre levé, donnée comme anachronique par rapport au tireur embusquée. Détrivialisation par l’image du cavalier de plomb.
- Force fantasmatique de l’image suggérée dans ce passage. « sans fin » permanence de l’image soulignée, comme si elle avait laissé une empreinte indélébile dans la mémoire, souligne la force fantasmatique de la scène.
Simon - Violence coloniale à travers la vision ethnocentriste de la mère
Acacia p.130 : « elle descendait la passerelle, allait flâner aux escales […]le long des étalages de souks ou de marchés indigènes, percevant comme dans un permanent orgasme ces ports, ces villes, ces pyramides, ces chameaux, ces foules barbares et loqueteuses dont elle écrivait à la vieille dame : « … on se demande si ce sont des créatures humaines comme nous ; nous sommes à terre depuis six heures ce matin, il est neuf et l’Adour repart à dix, nous sommes au café en train de consommer des boissons glacées. Je t’embrasse », la carte postale représentant trois Noirs, trois squelettes plutôt (ou échalas, ou épouvantails), trois choses hybrides, à mi-chemin entre le végétal et l’humain […] laissant voir les ventres ballonnés, les nombrils saillants, en forme de cônes, les côtes saillantes »
Plusieurs points de vue se chevauchent :
- le regard de la mère,
- et un passage où se fait sentir un pdv narratorial, qui met à distance le regard ethnocentriste de la mère.
=> Contraste choquant : bonheur maternel « orgasme », confort de la vie luxueuse et évocation de la misère des colonisés « côtes saillantes ». Regard de la mère : animalisation des personnages, sur ce qu’elle nomme « ces créatures », désignation « échalas, ou épouvantail », regard réifiant porté par la mère. Imbrication entre deux points de vue, superposition complexe. Jeu de la description et focalisation sans commentaire narratorial et explicite. Comparaison au moment de la mort : épouvantail, ironie dans la description contre la mère. Effets de polyphonie très complexes, ironie.
Simon - années 70 repositionnement qui passe par la revendication de la matière autobiographique de son oeuvre, et notamment par les personnages identifiés explicitement comme des figures familiales, récurrentes dans son oeuvre
Les personnages d’ancêtres :
Le général d’Empire présenté comme un ancêtre maternel, qui apparait p.109 ; p.122 « l’arrière-petite-fille du général d’Empire dont le buste monumental drapé de marbre, avec sa léonine chevelure de marbre […] se dressait, formidable, ironique et sévère, dans un coin du salon familial » et p.304. Ce général d’Empire qui est un personnage réel : Lacombe Saint-Michel (LSM, personnage principal des Géorgiques), sous la forme d’un buste de marbre dans l’Acacia, pour rappeler ce qu’est la gens maternelle, origines aristocratiques. Les cousins de la mère sont des nobles dégénérés.
Autre ancêtre récurrent, maternel : qui apparaît dans Acacia, p.346 « lointain géniteur à l’élégant et futile fusil de chasse, avec son élégante chevelure poudrée » et p.206. Dans les fictions de CS, on a une peinture représentant cet ancêtre en chasseur, cet ancêtre c’est une figure majeure de la Route des Flandres, 1960, les protagonistes spéculent sur les raisons de la mort de ce lointain géniteur.